"La question arménienne, notre cauchemar"
par
Gülay Göktürk
On
a tous vécu des expériences douloureuses dont on aurait voulu qu’elles ne
fussent pas réelles et qu’on voudrait évacuer et oublier à tout jamais. Plus on
fait comme si elles n’avaient jamais existé et plus leur souvenir se
transforme, telle une obsession, en cauchemar quotidien. Le jour où, prenant
votre courage à deux mains, vous décidez de vous confronter à ces souvenirs et
de les assumer, tout d’un coup vous vous sentez mieux et, alors que vous vous
interrogez sur toutes ces années de souffrance, vous vous rendez compte que la
solution était finalement plus simple qu’il n’y paraissait.
Eh
bien, c’est exactement comme cela que la question arménienne s’est transformée
pour nous en cauchemar. Nous n’avons visiblement pas les moyens de mettre un
terme au débat sur ce sujet, pas plus que nous ne sommes en mesure de persuader
l’opinion mondiale qu’il ne s’est rien passé au début du XXe siècle avec les
Arméniens dans l’Empire ottoman.
En
outre, et quoi qu’il se soit passé en 1915, nous n’avons pas eu le courage
jusqu’à maintenant de mettre les choses à plat, sans complexe.
Nous sommes coincés dans cette impasse et chaque jour qui passe constitue pour nous une souffrance supplémentaire. En effet, c’est avec appréhension que nous attendons les coups qui vont nous tomber dessus. A qui le tour ? Quel Parlement de quel pays va cette fois adopter une loi sur le génocide arménien ? Depuis des années, nos diplomates en sont réduits à une seule et unique activité : tenter de contrer les accusations de génocide. Comme l’a dit Ilter Türkmen [ancien ambassadeur de Tuquie, aujourd’hui éditorialiste du quotidien Hürriyet ], chaque année, à l’approche du 24 avril [date anniversaire du génocide arménien], on attend avec angoisse le communiqué émanant de la Maison-Blanche. Même si est évoquée “l’une des plus terribles tragédies du XXe siècle, où 1,5 million d’Arméniens ont été déportés et tués en masse”, nous nous réjouissons car le mot “génocide” n’a pas été prononcé. On se dit alors que de nouveau on l’a échappé belle.
Ne
serait-il pas plus sain de crever maintenant l’abcès ?
Cette
situation est si calamiteuse qu’elle nous a même empêchés de nous réjouir de la
récente débâcle électorale de George W. Bush. A peine les résultats furent-ils
connus que Nancy Pelosi, la nouvelle présidente de la Chambre des représentants,
devenait un nouveau sujet d’inquiétude. Cette dernière est en effet connue pour
sa sensibilité particulière à l’égard de la question arménienne et il ne semble
pas du tout exclu qu’en avril prochain la Chambre basse du Congrès américain adopte une
décision allant dans le sens de la reconnaissance du génocide arménien. Nous
voilà donc de nouveau plongés dans des pensées noires.
Comment
allons-nous pouvoir supporter une telle claque de la part de notre principal
allié ? Franchement, peut-on vraiment continuer de cette façon ?
Plutôt
que de subir, portons le débat sur la place publique. Ne serait-il pas plus
sain de crever l’abcès ? Le principe consistant à “laisser l’Histoire aux
historiens” a montré ses limites. La classe politique a été la première à
passer outre à ce principe. Comme l’a très bien formulé l’historien turc Sükrü
Hanioglu, “il est impossible que l’Histoire demeure le monopole des seuls
historiens. On ne peut donc éviter que la classe politique interprète
l’Histoire à sa façon. En réalité, le problème ne réside pas dans
l’interprétation occasionnelle de l’Histoire par des politiciens, mais plutôt
dans la façon dont la classe politique peut éventuellement vouloir imposer son
interprétation de l’Histoire à la société en affirmant qu’il s’agit de la seule
vérité et en interdisant tout débat à ce propos.”
Ce
n’est donc qu’en créant les conditions d’un débat libre et d’où toute volonté
d’interdiction sera absente que l’on pourra sortir de cette impasse. Quoi qu’il
résulte d’un pareil débat, ce ne pourra pas être pire que le cauchemar actuel.
En effet, il n’y a rien de pire pour un pays que de voir son Histoire prise en
otage et victime de chantage.
Gülay
Göktürk
[source: armenews]